Traverser le miroir, plonger à la poursuite d’une faune discrète, parfois invisible, qui attend encore d’être découverte… tel est le mantra de Pierre Chevaldonné, océanologue à Marseille. Il nous emmène dans une rivière sous-marine des Calanques pour nous partager sa dernière découverte.
Portrait par Éric Lenglemetz, recueil du témoignage par Noëlie Pansiot.
Une biodiversité marine encore largement méconnue
Je travaille à la station Marine d’Endoume, où l'on pratique l’océanologie. Moi je suis spécialisé sur les grottes sous-marines et les milieux profonds. L’activité de la Station Marine d'Endoume est variée. On y fait de la chimie, de la physique, de la microbiologie... mais l'activité la plus emblématique de la station reste la recherche en écologie marine de terrain. Cela veut dire que la plupart des chercheurs qui sont ici sont aussi des plongeurs professionnels et travaillent directement dans le milieu pour comprendre son fonctionnement et découvrir de nouvelles espèces.
C'est vrai que le milieu marin est moins bien connu que le milieu terrestre, parce qu’il faut traverser le miroir, il faut nécessairement faire cet effort. Ça peut être en plongée, ou bien avec des engins télé opérés, des robots, des dragues.
Ainsi, un gros retard a été accumulé dans la connaissance de la biodiversité marine par rapport à celle des milieux terrestres. Et puis il y a là une faune discrète, parfois invisible, qui attend encore d'être découverte. Cette par d'inconnue est d'autant plus grandes quand on s'éloigne des grands centres d'études, notamment dans les zones très peu étudiées comme au fin fond du Pacifique ou de l'Antarctique.
Mais même ici à Marseille, devant notre porte, des tas d'habitats n’ont pas encore été explorés. Tout un tas de familles, d'organismes, manquent cruellement de spécialistes pour enfin découvrir que ce qu'on croyait banalement être une seule et même espèce en sont en réalité dix différentes !
L’exploration des grottes sous-marines
La partie exploration était évidemment motrice dans l’envie de faire ce métier étant enfant. Je pensais à Jules Verne, à Cousteau... La découverte de l’inconnu m'appelait et j'ai eu de la chance de comprendre que je pouvais en faire mon métier. A ce jour, et même avec mon grand âge, l'exploration reste un moteur essentiel.
Quand je suis entré pour la première fois dans une grande grotte sous-marine, c’était au Cap Vert, ma première sensation a été l’excitation de la découverte, l’impression d’être le premier à avoir accès à cet endroit.
Depuis, je m’intéresse beaucoup aux grottes sous-marines. Il faut savoir que les végétaux ont besoin de créer de la matière organique à partir de l’énergie solaire : c’est ce qu'on appelle la photosynthèse. Or, dès que l’on entre dans une grotte sous-marine, la lumière s'estompe... toute la matière organique disponible a donc été fabriquée ailleurs, à l'extérieur. Et c’est le même processus que l’on retrouve dans les grands fonds où la matière organique est fabriquée par la photosynthèse dans les couches éclairées de surface.
Ainsi, ces deux milieux que sont les grottes sous-marines et les grands fonds, pourtant séparés par des centaines de mètres, sont analogues assez analogues. C’est pourquoi on retrouve parfois certaines espèces profondes dans des grottes sous-marines, à seulement quelques dizaines de mètres de fond. C'est le côté pratiques des grottes, elles nous donnent en partie accès aux mystères des profondeurs. Et à Marseille nous avons cette chance d'être dans une région où l'on trouve beaucoup de grottes.
À la découverte d’une nouvelle espèce
Dans ce laboratoire, il nous arrive régulièrement de trouver des espèces qui n'ont pas encore été décrites par la science, notamment certains groupes compliqués, comme les éponges marines. Récemment, c’est une nouvelle espèce de crustacé que j’ai pu découvrir dans le Parc national des Calanques.
J’ai été convié à plonger dans un endroit particulier, la rivière souterraine de Port-Miou. C'est une sorte de grand fleuve souterrain de plusieurs kilomètres de long qui se jette dans les calanques. C’est un des plus grands systèmes de la région, voire du monde, puisqu'on n'en connaît pas encore l’extrémité. J’ai pu y plonger, en passant par un tunnel d'accès aménagé dans les années 70 et qui donne accès à la résurgence d’eau saumâtre.
Il n'y a absolument plus rien qui pousse sur les murs, aucune nourriture... enfin, presque aucune. En effet, quand j'ai plongé là, j’ai aperçu tout de suite un minuscule organisme, de deux ou trois millimètres, qui nageait devant moi. Tout blanc, presque transparent. Et je me suis dit « je suis le premier biologiste à plonger ici, je n’ai jamais entendu parler de ce type de crustacé dans la région, c'est probablement une espèce nouvelle ».
Donc je lui ai couru après et j'ai réussi à en attraper plusieurs. Ce crustacé appartient à un groupe très compliqué à étudier et le seul spécialiste se trouve aux Pays-Bas. J’ai entamé une collaboration avec lui. Mais les spécimens capturés n’étaient que des femelles donc il a fallu retourner dans la rivière pour compléter l'échantillonnage.
Au bout de vingt ans, j'ai fini par réussir à récolter suffisamment de mâles et la description de l'espèce a pu être complétée. J’ai réalisé que dix ans avant ma première plongée dans ce système, un plongeur spéléo avait déjà ramené un échantillon de cet organisme à un chercheur de la station, le fameux Michel Ledoyer. Lui-même avait déjà contacté ce spécialiste aux Pays-Bas qui disait : « C'est trop abîmé, je ne peux rien faire, mais c'est une espèce nouvelle ». Et moi, je ne le savais pas encore, je ne l'ai découvert qu'après. L’espèce a alors été baptisée Tethysbaena ledoyeri en son hommage.